Compte-rendu de courseCourses

L’odyssée sauvage des Championnats du Monde de SwimRun Ötillö 2024

Dans les eaux glacées de l’archipel de Stockholm, l’Ötillö SwimRun World Championship 2024, qui a eu lieu le 2 septembre, a mis à l’épreuve les limites physiques et mentales des athlètes. Un récit poignant d’endurance, de courage et de solidarité face aux éléments déchaînés.

Le défi ultime : 70 km entre terre et mer

Ötillö, d’île (ö) en (till) île (ö) en suédois, est la Mère des courses de Swimrun du monde entier. Elle est née du défi fou lancé par 4 gars à la raison obscurcie par la boisson, de traverser l’immense archipel de Stockholm sans aucun autre moyen que ceux dont la nature nous a pourvus pour courir et nager. Soixante-dix kilomètres à parcourir de Sandhamn à Utö, en courant 60 km à travers 24 îles en les reliant à la nage sur un total cumulé de 10 km.

« Tous les binômes présents sont passés par le filtre serré des courses de sélection pour accéder au Graal ultime du swimrunner, le Championnat du monde Ötillö »

Le swimrun se pratique à 2, reliés par une longe pendant les sections de natation, initialement pour des raisons de sécurité qui rappellent l’esprit d’une cordée d’alpinisme. Tous les binômes présents, masculins, féminins ou mixtes, sont passés par le filtre serré des courses de sélection pour accéder au Graal ultime du swimrunner, le Championnat du monde Ötillö, le premier lundi de septembre chaque année.

Avec Sophie, nous avons gagné notre qualification lors des courses « Ötillö World Series » d’Engadin en Suisse et de Cannes. Nous sommes loin d’être les meilleurs nageurs du lot mais notre niveau en course à pied, ou plutôt en trail car le terrain est particulièrement technique, nous permet de combler en partie ce handicap. D’ailleurs, lors du dernier mois précédant Ötillö, nous avons particulièrement accumulé les heures de natation dans les conditions de course et nous avons le sentiment d’avoir franchi un pallier significatif qui nous rend confiants dans notre capacité à maitriser l’épreuve. Notre habitude des très longues épreuves d’endurance comme les triathlons type Ironman nous rassure également sur notre force mentale face à ce nouveau challenge.

L’aube d’une journée épique

« Arrivés à Sandhamn, des seaux d’eau nous accueillent sous un ciel noir et ça ne semble pas près de s’arrêter »

À 4 heures du matin, dans le ferry qui nous mène à la ligne de départ sur l’île de Sandhamn, les visages sont concentrés, graves, voire tendus. Chacun pressent que la journée sera dure et longue, parsemée de difficultés dont toutes ne sont sans doute pas prévisibles, nous le vérifierons bientôt…
Cela commence par la météo. La région n’est pas connue pour la douceur de son climat mais je m’étonnais les jours précédant la course des changements pluriquotidiens dans les prévisions de température de l’air ou de l’eau ou du vent qui ne rassuraient pas vraiment. Seule information invariable, il ne pleuvrait pas !
Arrivés à Sandhamn, des seaux d’eau nous accueillent sous un ciel noir et ça ne semble pas près de s’arrêter. Le vent aussi s’annonce plus fort que prévu et surtout, il sera pratiquement de face tout au long de la course. Le départ est donné à 6h et tout le monde part vers son destin et la première natation de 1600m, la plus longue de toute la course.

La bataille contre les éléments

Notre première erreur aura sans doute été de sous-estimer l’importance des éléments naturels en présence : la mer Baltique, déjà fraiche en septembre, peut être ressentie de manière beaucoup plus froide lorsque les vagues et le vent s’en mêlent et rendent les conditions de nage plus difficiles, la progression plus lente et le temps passé dans l’eau beaucoup plus long. Et puis la pluie… très dense pendant les premières heures de course, qui rend particulièrement glissants les nombreux affleurements de roche longuement lissés par les glaciers préhistoriques. Les glissades habituelles lors des sorties d’eau sur des rochers couverts d’algues, se répètent pendant toutes les sections trail sur le granit recouvert de lichens mouillés et scélérats.

Cette première nage ne se passe pas trop mal, la mer est bien agitée malgré tout et il est impossible de retrouver les sensations de glisse quand on se sent ballotté par les vagues comme un bouchon. Sortie d’eau en rampant à cause des rochers lisses et glissants et des jambes raides rendant la marche instable. Nous grelottons de froid en sortant de l’eau, malheureusement, la course très technique qui suit se fait à un rythme particulièrement lent qui ne permet pas de se réchauffer vraiment. Puis les nages se succèdent dans une mer toujours agitée, entrecoupées de petites sections de course glissantes et techniques.
Viennent enfin quelques îles un peu plus grandes et des parties de course plus roulantes, permettant de se sortir de l’environnement glacial de la mer. Le premier « cut-off » est passé, nous avons environ 1/2 heure d’avance sur le temps limite après cette première partie délicate. Nous n’avons parcouru que 13km !

« Nous sommes maintenant résignés à l’âpreté de l’épreuve »

Nouvelles natations, plus ou moins courtes, nouvelles courses à travers des îles toutes différentes. Certaines sont totalement inhabitées couvertes ici de rochers lisses ou là de forêts, de bruyère et de buissons, ne laissant passer que d’étroits « single tracks » riches en rochers, racines et autres pièges à chevilles cachés par la mousse. D’autres îles sont plus grandes et habitées, saupoudrées çà et là de maisons en bois peintes de rouge ou de jaune avec des terrasses où il doit être bon de boire un verre sur une chaise longue face à la mer au soleil couchant… Pour l’heure, il pleut et nous avons du chemin à faire ! La trace passe par des portions de terre, d’herbe, parfois au milieu des roseaux, pieds dans la boue, parfois sur une piste carrossable en gravier, voire un peu de bitume, puis à nouveau des rochers glissants…

Nous sommes maintenant résignés à l’âpreté de l’épreuve et prêts à poursuivre l’effort vaillamment malgré quelques tracasseries digestives obligeant à défaire à grand-peine et grand froid l’ensemble de la combinaison derrière un buisson pour une offrande à la nature.

La “Pig-swim” : l’épreuve dans l’épreuve

« L’arrivée sur la berge tient plus de l’échouage que de l’atterrissage »

Le temps et les kilomètres s’égrènent petit à petit, nous sommes à peu près à mi-course avec près d’une heure d’avance sur le temps limite quand nous arrivons à la fameuse « Pig-swim ». Drôle de nom pour une traversée de 1400m entre 2 îles. Sur le papier, c’est moins long que la première nage, pourtant ceux qui ont déjà parcouru l’épreuve en parlent avec une certaine appréhension mêlée de respect. Maintenant que la pluie a cessé et que quelques rayons de soleil éclairent la mer, nous voyons bien pourquoi : les vagues sont toujours là, le courant de travers est bien visible, amplifié par les risées d’un vent mi-face, mi-latéral et le petit point clignotant qui indique la sortie de l’eau sur l’île en face est à peine visible tant il est loin.

Petit ravitaillement, je remplis ma bouche de cacahuètes salées qui font du bien après tous les gels de glucose ingurgités. Je les mâche mais je n’ai pas fini de les avaler lorsque nous nous jetons du ponton dans l’eau glacée avec Sophie. Nous donnons tout ce que nous pouvons, suivant une trajectoire courbe pour compenser l’effet du courant latéral. Je sens parfois le contact réconfortant des plaquettes de Sophie sur mes pieds, signifiant que la longe qui nous relie n’est pas tendue et que nous nageons au même rythme. Un groupe de nageurs est tout proche à notre droite et j’accentue mon effort pour rester à leur niveau et c’est là que quelques morceaux de cacahuète restés dans ma bouche passent dans ma gorge pendant une inspiration. Je tousse, je crache et par la même occasion inhale un paquet d’eau de mer dans la trachée. Je retousse, recrache… incident clos, la natation reprend, incroyablement longue et lente, interminable, dans une mer dure et froide. L’arrivée sur la berge tient plus de l’échouage que de l’atterrissage. Cette nage a puisé beaucoup d’énergie et après quelques petites îles, une autre traversée de 1000m avec du courant, continue d’enfoncer le clou et de puiser toute chaleur restante de notre corps. Nous sommes transis de froid en atteignant enfin l’île d’Ornö.

Ornö : l’île de tous les dangers

« Cette course nous l’avons rêvée ensemble, nous nous y sommes qualifiés ensemble, nous l’avons préparée ensemble et si je faillis, nous échouerons ensemble. »

Ornö est la plus grande île de toute l’épreuve, qu’il faut parcourir du Nord au Sud sur près de 20km. C’est la partie que nous attendions car notre rythme de course est meilleur qu’en natation et nous envisagions avant l’épreuve ce passage comme un moment de quasi-détente, voire de rattrapage d’équipes plus solides dans l’eau… Frigorifié à l’arrivée sur l’île, je ne parviens pas du tout à me réchauffer et les sensations de course sont horribles : les jambes sont de bois, j’ai le souffle court malgré une vitesse très lente et je me mets à tousser dès que j’inspire un peu amplement. Je ne parviens à courir que quelques dizaines de mètres avant de devoir marcher sur la même distance. Je mets cela sur le compte du froid et de l’épuisement, pourtant nous sommes très entrainés et avons couru maintes fois des distances similaires à des rythmes bien supérieurs. La toux continue et s’accentue parfois, je me demande même si je n’ai pas chopé le Covid. Pourquoi suis-je si essoufflé ? L’idée d’un problème cardiaque me traverse furtivement l’esprit mais je n’ai aucune douleur de ce côté là et je chasse cette pensée négative de ma tête.

Cependant, notre vitesse s’effondre dangereusement. Le dernier cut-off, tout au bout de l’île, est encore très loin et notre avance jusque-là assez confortable semble fondre comme neige sous le maigre soleil de l’après-midi. Je n’abandonne pas facilement une course mais l’idée me traverse l’esprit. La longe qui nous relie pendant les natations restant rangée pendant les courses, nous avançons côte à côte avec Sophie qui m’encourage, me donne parfois la main et ne me reproche rien mais je sais qu’elle voit comme moi le temps s’écouler alors qu’elle-même ne semble pas en difficulté et même en avoir encore pas mal sous le pied.

Cette course nous l’avons rêvée ensemble, nous nous y sommes qualifiés ensemble, nous l’avons préparée ensemble et si je faillis, nous échouerons ensemble. Cette responsabilité m’assaille et je finis par surmonter un reste de fierté masculine mal placée pour suggérer à Sophie de me longer pour me tracter si elle s’en sent capable. « J’étais sur le point de ne pas t’en laisser le choix » me répond-elle. Je suis touché au plus profond de moi, elle avait patienté pour préserver mon amour-propre mais elle était prête pour sauver notre cordée de la déroute. Nous nous encordons et je sens dès lors une traction régulière et sûre alléger mon pas et me permettre de courir à petite foulée jusqu’à l’ultime cut-off. Nous savons alors que nous allons finir cette course !

L’image subliminale des dernières nages dans le soleil couchant, occultée par la douleur des derniers efforts, laisse une empreinte sublime sur nos rétines. Le courant nous fait dériver à grande vitesse mais nous parvenons à gagner le dernier fanion orange qui flotte dans le vent à contre-jour sur la rive de l’île d’Utö, objectif ultime de notre odyssée ! Les derniers 3 km de course sont parcourus dans un rêve éveillé jusqu’à l’immense délivrance de la ligne d’arrivée.

Triomphe et révélations

« De toutes les courses extrêmes que nous avions faites avant avec Sophie, aucune ne nous avait autant fait percevoir notre faiblesse et notre fragilité face aux éléments »

Nous l’avons fait ! Ce que je n’aurais sans doute pas pu faire seul, nous l’avons fait parce que nous étions deux, parce que l’échec n’était pas envisageable pour soi-même et encore moins pour l’autre.
De toutes les courses extrêmes que nous avions faites avant avec Sophie, Ironman, Embrunman, Swimruns dans toutes sortes de conditions météo, aucune ne nous avait fait connaitre un tel niveau d’engagement et d’aventure, aucune ne nous avait autant fait percevoir notre faiblesse et notre fragilité face aux éléments, aucune ne nous avait forcé à tant d’humilité face à nous-même et à nos propres capacités.

Toujours grelottants, nous nous rendons au sauna qui nous ramène à la vie. Les claquements de dents et les tremblements cessent et, espérant un moment de détente, je m’allonge à plat sur le bois chaud. Ce qui se passe ensuite fait resurgir le souvenir de mes conférences d’Internat de Médecine : détresse respiratoire en position allongée, sensation de noyade interne, toux, crachats sanglants, j’ai un œdème pulmonaire ! Le film de la journée se déroule rapidement à l’envers dans ma tête et s’arrête sur la pig-swim et mon inhalation d’eau de mer qui a dû provoquer un œdème lésionnel ou un œdème pulmonaire d’immersion. Diagnostic partagé avec mes collègues médecins de l’Ötillö. Ma saturation en oxygène restant normale au repos, j’ai pu échapper à l’hospitalisation mais la nuit fut dure en position assise avec 3 oreillers dans le dos, sous peine de me remettre à tousser et cracher du sang.

A posteriori, je peux m’estimer heureux que ça n’ait pas été plus grave mais finalement, je suis surtout heureux de ne pas m’être laissé aller à m’allonger de fatigue pendant la longue traversée de l’île d’Ornö et de ne pas avoir fait plus tôt ce diagnostic qui m’aurait contraint avec Sophie à l’abandon, comme 15% des équipes qui se sont lancées dans l’Ötillö World Championships avec les conditions difficiles de cette année.

La 18ème édition en chiffres :
70 km de course à pied et de natation de l’aube au crépuscule dans l’archipel de Stockholm
61 km de course de trail
9 km de nage en eau libre dans la mer Baltique
Température de l’eau 12-16° C
24 îles à traverser
50 changements entre course à pied et natation
Les traversées à la nage font entre 30 et 1 600 mètres de long
Les portions de course à pied font entre 75 et 17 650 mètres de long
160 équipes – trois catégories : femmes, mixte, hommes
Équipes de deux
22 nationalités du monde entier

Top 3 des résultats ÖTILLÖ, Championnat du Monde de Swimrun 2024 :

Hommes

  1. Matthieu Poullain (FRA) et Alexis Charrier (FRA), 07:56:03
  2. Alexander Berggren (SWE) et Viktor Törneke (SWE), 8:08:10
  3. Thomas Deffains (FRA) et David Pesquet (FRA), 8:11:56

Mixte

  1. Fredrik Axegård (SWE) et Lorraine Axegård (SWE), 8:31:04
  2. Johan Skårbratt (SWE) et Hanna Skårbratt (SWE), 8:47:53
  3. Helene Alberti Sololuce (ESP) et Ruben Ruzafa Cueto (ESP), 8:55:19

Femmes

  1. Desirée Andersson (SWE) et Sabina Rapelli (SUI), 8:47:00
  2. Josefine Jangvert (SWE) et Lena Sjökvist (SWE), 10:15:57
  3. Pernilla Irewährn (SWE) et Eva Rongård (SWE), 10:28:24

🔗 https://otilloswimrun.com/
✍️ Bruno Carbonne
📷 crédit photos Jean Marie Gueye / ÖtillÖ
IG : @Brunocarbonne

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